L’ascète têtu

Conte des moines d’Orient

 Abba Jean fait partie des anciens du monastère d’Eustorgios, dans le désert de Judée. Il y déroule tranquillement son existence d’ascète. Au fil des ans, il a réduit au plus extrême minimum ses besoins physiques et matériels. Il se nourrit de quelques fèves et d’un croûton de pain à peine un jour sur deux. Ses cheveux gris buissonnent autour de ses yeux vifs et sa grande barbe blanche descend le long de son maigre corps. Ses jours et ses nuits se consacrent à la prière. Il est si sage et si pieux qu’un jour l’archevêque de Jérusalem, Elias, dont il dépend, décide de le nommer higoumène – C’est-à-dire le prieur – du monastère.

Mais le vieux moine a une idée derrière la tête et il ne veut pas d’une telle responsabilité. Ce n’est pas que cette charge lui paraisse écrasante, ni qu’il ne s’en sente pas la force. En réalité, il a décidé de réaliser le rêve de sa vie: partir en pèlerinage au mont Sinaï, sur cette sainte montagne où Moïse rencontra son Dieu et reçut les Dix Commandements.

L’archevêque tente de le convaincre:

– Je te nomme higoumène. Ensuite tu partiras pour le Sinaï.

– C’est non!

L’ancien refuse avec un entêtement qui laisse pantois le bon archevêque.

– Bon, eh bien alors va-t’en donc au Sinaï! Mais promets-moi qu’à ton retour tu assumeras la fonction d’higoumène.

– Soit, je promets! dit abba Jean, tout content d’avoir obtenu ce qu’il voulait.

Et il commence ses préparatifs de départ pour la longue route qui les attends, lui et le disciple qui l’accompagnera.

Un matin, ils s’en vont, sachant bien que cette marche dans le désert ne sera pas de tout repos. Car le Sinaï est à plusieurs semaines de marche à travers les sables et les rochers du Néguev. Rares sont les sources, et les bêtes féroces pullulent dans la contrée, en particulier les lions. Le premier jour se passe sans encombre. Ils traversent le Jourdain sans difficulté. Quelques kilomètres plus loin, alors que la seconde journée n’est pas encore arrivée à son terme, abba Jean commence à avoir des frissons et de la fièvre.

Allons bon! Bientôt il ne peut plus faire un pas. Le jeune disciple trouve une petite grotte où ils pourront s’abriter du froid de la nuit. L’ancien, bien fatigué, s’allonge et se repose. Lui et son disciple passent trois jours dans la grotte, mais l’état du vieux moine, loin de s’améliorer, va s’empirant. Il est si fiévreux qu’il ne peut presque plus bouger. Il délire peut-être un peu. Le fait est qu’une nuit il voit apparaître en songe une personne qui lui demande:

– Dis-moi, l’ancien, où veux-tu donc aller?

– Sur le mont Sinaï.

– Je t’en supplie, n’y va pas!

Et l’apparition s’envole.

La fièvre redouble et l’état du vieux moine devient inquiétant. La nuit suivante, l’apparition est de retour sous les mêmes traits.

– Pourquoi veux-tu, noble vieillard, te fatiguer ainsi? Écoute mon conseil et ne va pas au Sinaï.

– Mais qui es-tu donc, toi, pour me donner un tel conseil? rouspète l’ancien.

– Je suis Jean le Baptiste, ton saint patron. Et je te dis de n’aller nulle part ailleurs que dans cette grotte qui te paraît petite, mais qui est en réalité bien plus grande que le mont Sinaï, car c’est ici que le Christ est souvent venu me visiter. Promets-moi de rester dans cette grotte, dont le nom est Sapsaphas, et je te rendrai la santé.

Alors l’ancien, très fatigué et désireux de recouvrer la santé, conscient aussi de la folie de vouloir se rendre si loin en pèlerinage à son âge, s’engage à demeurer dans la grotte. Il promet de ne pas aller plus loin. A vrai dire, en son fond, il est très content d’échapper à la tâche d’higoumène. Il est aussitôt guéri. La vigueur revient dans ses vieux os. Il passe le restant de ses jours en ce lieu, transformant la grotte de Sapsaphas en église. Beaucoup de ses frères moines viennent y prier à ses côtés, ce qui fait de lui une sorte d’higoumène « hors les murs ».

Quelques années plus tard, lorsqu’il a fait son temps, il meurt tranquillement dans la grotte, sans avoir jamais vu le Sinaï, donnant ainsi la preuve que l’on peut avoir l’esprit pèlerin et le corps immobile.

 

Contes des sages pèlerins

ÉDITH DE LA HÉRONNIÈRE

Éditions du Seuil.

 

Amitiés

Claude Sarfati

2 réflexions au sujet de « L’ascète têtu »

  1. Romain Rousseau dit :

    Puis-je utiliser cette image pour accompagner un poème que j’offre à un ami
    gravement malade.

    Merci

    Romain Rousseau

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