LES INVERSIONS ORACULAIRES

On ne peut pas conclure une réflexion sur l’intuition sans mentionner que nous inversons parfois ce qu’elle suggère. Nous avons tous en nous un double miroir dont une des faces reflète l’expérience passée et l’autre un être fictif, centre artificiel de la plupart de nos actes. Ce « moi » est loin d’être inutile. C’est lui qui nous a conduit de la petite enfance à l’âge adulte; il entretient aussi une continuité d’intention que la société humaine rend nécessaire. Mais ce miroir de la mémoire et du moi est parfois déformant. Il devient alors une source d’erreurs de toutes sortes, dont la plus gênante est l’inversion complète du penchant intuitif. Les cas extrêmes de personnes qui choisissent systématiquement les parcours les plus dangereux sont heureusement rares mais je pense que chacun a pu faire les expériences bénignes d’un mot pour son contraire ou le piège de la gaffe qui nous fait dire, malgré nous, ce qu’il fallait justement taire. Au pire, nous serons peut-être de ceux qu’une destinée accable – « ce n’est qu’à moi qu’il arrive de pareilles choses! » – peut se dire avec humour et être ressenti, à part soi, dans une profonde détresse. Ces déformations négatives ne sont pas le fait de l’intuition, qui est impersonnelle. Souvent, elles sont issues d’habitudes anciennes, mouvement de crainte, de défense ou de soumission qui continuent à tourner dans une étroite zone d’obscurité qu’on ne visite plus jamais. Ces mécaniques oubliées déterminent nos humeurs et nos comportements comme de vieilles horloges poussiéreuses qu’il est très difficile de réparer et plus encore de démonter sans aide. Etant l’inverse de l’intuition vivante, elles sont pourtant capables de la saisir au passage et de la retourner, produisant, par l’intermédiaire du Yi Jing, des réponses parfaitement déprimantes. Comment savoir si nous avons affaire à l’une de ces inversions ou bien à de véritables mises en garde? Remarquons tout d’abord que toutes les indications oraculaires du vieux livre sont accompagnées d’un mode d’emploi: une sentence toute négative n’est jamais seule – d’autres tendances existent dans la même situation – et les rares sonnettes d’alarme indéniables ne signifient nullement que vous êtes condamné, mais qu’il vaut mieux ne pas s’engager plus avant. En second lieu, si la majorité de nos réponses, quel que soit le sujet de la question, paraissent catastrophiques, je pense que c’est le moment d’avoir des doutes. Est-ce à dire que vous renoncez à l’exploration du Yi Jing parce que les robots répétitifs de l’inconscient en détournent le sens? Pas du tout.

Je dirais même qu’au contraire, il est peut-être bon de persévérer, de retrouver par la pratique du vieux livre le chemin direct de l’intuitif. Comment fait-on? C’est très simple et comme tout ce qui est simple, ce n’est pas toujours facile: il faut avoir confiance dans une part de soi où l’on n’est pas. C’est un point qu’il faut trouver dans la sensation intérieure, ce qui exige du silence et de la détente, mais je vous assure que nous sommes tous centrés sur un vide. Rien de transcendant, vraiment, ce n’est que l’absence de toutes les représentations qu’on a en soi, celles qu’on nous a léguées, celles qu’on s’est faites. A partir de là, c’est ouvert. Il est vrai qu’on ne s’y maintient pas longtemps, mais on a vu, une simple référence en passant suffit. Prenons la chose autrement: on n’échappe pas à son maigre destin d’automate en lui donnant à chaque instant la place centrale, encore moins en le combattant, mais on peut apprendre à passer à côté ou en-dessous, parfois, quand c’est très dur. L’espace autour de nos problèmes est infini. C’est comme si nous nous obstinions à forcer une porte close qui se dresse, solitaire, au milieu d’une vaste plaine. En réalité, il n’y a pas d’encombrement, l’espace est toujours accessible. Reste une dernière angoisse: à quoi s’accroche-t-on quand il n’y a pas d’obstacle?

Propos sur le Yi Jing

Jean Philippe Schlumberger

Editions: R2N IMPRESSION

Amitiés

Claude Sarfati