Les Nourritures terrestres

gide

J’ai découvert les nourritures terrestres d’André Gide à 18 ans, ce livre très contesté à l’époque était tombé entre mes mains lors d’un voyage en Grèce. Heureusement, j’ai lu le livre avant de « juger » et à chaque soir, alors que j’avais entrepris de faire le tour de l’ile de Crète à pieds, je m’endormais repu des « Nourritures terrestres ».

 Extrait :

A dix-huit ans, quand j’eus fini mes premières études, l’esprit las de travail, le cœur inoccupé, languissant de l’être, le corps exaspéré par la contrainte, je partis sur les routes, sans but, usant ma fièvre vagabonde. Je connus tout ce que vous savez : le printemps, l’odeur de la terre, la floraison des herbes dans les champs, les brumes du matin sur la rivière, et la vapeur du soir sur les prairies. Je traversai des villes, et ne voulus m’arrêter nulle part. Heureux, pensais-je, qui ne s’attache à rien sur la terre et promène une éternelle ferveur à travers les constantes mobilités. Je haïssais les foyers, les familles, tous lieux où l’homme pense trouver un repos; et les affections continues, et les fidélités amoureuses, et les attachements aux idées – tout ce qui compromet la justice; je disais que chaque nouveauté doit nous trouver toujours tout entiers disponibles.

Nourritures !

Je m’attends à vous, nourritures !

Ma faim ne se posera pas à mi-route ;

Elle ne se taira que satisfaite ;

Des morales n’en sauraient venir à bout

Et de privations je n’ai jamais pu nourrir que mon âme.

Satisfactions ! Je vous cherche.

Vous êtes belles comme les aurores d’été.

 

Gide 4

 

« Ne désire jamais, Nathanaël, regoûter les eaux du passé.
Nathanaël, ne cherche pas, dans l’avenir, à retrouver jamais le passé. Saisis de chaque instant la nouveauté irressemblable et ne prépare pas tes joies, ou sache qu’en son lieu préparé te surprendra une joie autre.
Que n’as-tu donc compris que tout bonheur est de rencontre et se présente à toi, dans chaque instant comme un mendiant sur ta route. Malheur à toi si tu dis que ton bonheur est mort parce que tu n’avais pas rêvé pareil à cela ton bonheur – et que tu ne l’admets que conforme à tes principes et à tes voeux.
Le rêve de demain est une joie, mais la joie de demain en est une autre, et rien heureusement ne ressemble au rêve qu’on s’en était fait ; car c’est différemment que vaut chaque chose. » (page 39)

« Nathanaël, car ne demeure pas auprès de ce qui te ressemble ; ne demeure jamais, Nathanaël. Dès qu’un environ a pris ta ressemblance, ou que toi tu t’es fait semblable à l’environ, il n’est plus pour toi profitable. Il te faut le quitter. Rien n’est plus dangereux pour toi que ta famille, que ta chambre, que ton passé. Ne prends de chaque chose que l’éducation qu’elle t’apporte; et que la volupté qui en ruisselle la tarisse. » (page 44)

« Nathanaël, jette mon livre ; ne t’y satisfais point. Ne crois pas que ta vérité puisse être trouvée par quelque autre ; plus que de tout, aie honte de cela. Si je cherchais tes aliments, tu n’aurais pas de faim pour les manger ; si je te préparais ton lit, tu n’aurais pas de sommeil pour y dormir.
Jette mon livre ; dis-toi bien que ce n’est là qu’une des mille postures possible en face de la vie. Cherche la tienne. Ce qu’un autre aurait aussi bien fait que toi, ne le fais pas. Ce qu’un autre aurait aussi bien dit que toi, ne le dis pas, – aussi bien écrit que toi, ne l’écris pas. Ne t’attache en toi qu’à ce que tu sens qui n’est nulle part ailleurs qu’en toi-même, et crée de toi, impatiemment ou patiemment, ah ! le plus irremplaçable des êtres. » (Page 63, Envoi)

« Sache obtenir de toi ce qui rende la plainte inutile. N’implore plus d’autrui ce que, toi, tu peux obtenir.
J’ai vécu ; maintenant c’est ton tour. C’est en toi désormais que se prolongera ma jeunesse. Je te passe pouvoir. Si je te sens me succéder, j’accepterai mieux de mourir. Je reporte sur toi mon espoir.
De te sentir vaillant me permet de quitter sans regrets la vie. Prends ma joie. Fais ton bonheur d’augmenter celui de tous. Travaille et lutte et n’accepte de mal rien de ce que tu pourrais changer. Sache te répéter sans cesse : il ne tient qu’à moi. On ne prend point son parti sans lâcheté de tout le mal qui dépend des hommes. Cesse de croire, si tu ne l’as jamais cru, que la sagesse est dans la résignation ; ou cesse de prendre à la sagesse.
Camarade, n’accepte pas la vie telle que te la proposent les hommes. Ne cesse point de te persuader qu’elle pourrait être plus belle, la vie ; la tienne et celle des autres hommes ; non point une autre, future qui nous consolerait de celle-ci et qui nous aiderait à accepter sa misère. N’accepte pas. Du jour où tu comprendras que le responsable de presque tous les maux de la vie, ce n’est pas Dieu, ce sont les hommes, tu ne prendras plus ton parti de ces maux.
Ne sacrifie pas aux idoles. » (Page 246)

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Tous les textes cités sont extraits des Nourritures terrestres (1897) et des Nouvelles nourritures (1935), réunis dans le Folio 117. Les pages indiquées correspondent à l’édition de 1972.

Les nourritures terrestres: Lien

Bonne lecture, bon dimanche: Claude Sarfati.