Une expérience sous Staline

Le but des recherches soviétiques était de découvrir si la perception extra-sensorielle est un fait et, si oui, dans quelle mesure elle peut être expliquée en termes de physique, comme un produit de quelque espèce de radiation électromagnétique. Enfermés dans des capsules de plomb immergées dans du mercure, de façon à ce qu’aucune radiation ne puisse les atteindre, des sujets doués fournirent des résultats significatifs. Les expérimentateurs furent forcés de conclure, et c’était sous le règne de Staline, une conclusion très embarrassante, que la télépathie existe et que ce n’est pas une sorte de radio.

Que fait-on des données qui refusent d’entrer dans la théorie généralement admise? Dans la plupart des cas, comme Williams James l’a remarqué il y a un demi-siècle, on se cramponne à la théorie et on ignore de son mieux les données embarrassantes. L’idée que se faisait Herbert Spencer d’une grande tragédie, selon le mot de T.H. Huxley, c’était le meurtre d’une ravissante généralisation par un vilain fait.

L’âme scolastique est encore bien vivante, et la tendance à préférer la pure et noble généralisation au fait est largement répandue dans les milieux scientifiques les plus respectables. Pour nos théories courantes, les faits parapsychologiques « ne veulent rien dire », Alors que faire? Fermer les yeux, dans l’espoir que les faits se fatigueront et finiront par nous laisser tranquilles? Ou les admettre?

Eh bien! les admettre comme des anomalies pour l’instant inexplicables, en faisant de notre mieux pour modifier les théories de façon à ce qu’elles « sauvent les apparences », toutes les apparences, y compris celles que nous ne savons pas expliquer.

La Society for psychical research fut fondée en 1882. De William James à C.D Broad et H.H. Price, une lignée de philosophes intéressés par les faits étranges ont cherché les moyens de sauver toutes les apparences. Mais leurs suggestions n’ont jamais atteint le niveau d’une théorie vérifiable et les phénomènes parapsychologiques restent, après quatre-vingts ans d’étude systématique, aussi étranges et inexplicables que jamais.

 Quelle formidable machine que l’homme!

Article d’Aldous Huxley

Revue Planète  (1962)

Le domaine mystérieux de l’acupuncture

De Saint-Paul-de-Vence et du monde extrêmement anormal de la parapsychologie, je me rendis à Turin où nous passâmes, ma femme et moi, une soirée mémorable à parler avec le docteur Quaglia Senta de ses expériences dans le domaine encore mystérieux de l’acupuncture (1). Les missionnaires jésuites furent les premiers Européens à signaler cette branche curieuse de la médecine chinoise. Mais  ce ne fut pas avant 1928 qu’un compte rendu complet et informé de l’acupuncture atteignit l’occident. Cette année-là, Soulié de Morant revint de Chine et publia son premier traité sur la question.

Aujourd’hui, plusieurs centaines de médecins européens (et un praticien Anglais isolé) combinent l’art médical de l’Occident avec l’ancien art de la Chine. Il se tient des congrès internationaux d’acupuncture, dont le dernier à la faculté de Clermont-Ferrand, et l’on rapporte que les médecins soviétiques prennent maintenant un vif intérêt à la chose.

Qu’une aiguille plantée à la surface de la jambe, un peu au-dessous du genou, affecte le fonctionnement du foie est évidemment incroyable. Si notre premier souci est de sauver non les apparences mais la théorie, nous sommes tentés d’ignorer le fait empirique et de considérer l’acupuncture comme une grossière superstition. Elle ne peut pas être vraie puisque, selon nos théories, elle ne veut rien dire.

Mais, pour les Chinois, elle dit beaucoup. Dans une organisme normal et sain, exposent-ils, il y a une circulation continuelle d’énergie. La maladie est à la fois une cause et un résultat d’un trouble de cette circulation. Des organes vitaux peuvent souffrir d’une déficience ou d’un excès de cette force vitale. L’acupuncture redirige et normalise le flot d’énergie.

Et cela parce que, empiriquement, les membres, le tronc et la tête sont parcourus d’invisibles « méridiens », liés de quelque façon aux divers organes du corps. On découvre sur ces méridiens des points spécialement sensibles. Une aiguille plantée à l’un de ces points affectera le fonctionnement de l’organe relié au méridien intéressé. En piquant un certain nombre de points judicieusement choisis, l’acupuncteur entraîné rétablit la circulation normale d’énergie et guérit le malade.

Une fois de plus, nous sommes tentés de hausser les épaules et d’affirmer que ça ne veut rien dire. Mais, en lisant les rapports du dernier Congrès d’Acupuncture, nous apprenons que des expérimentateurs ont pu, grâce à de délicats instruments électrique, suivre le trajet des méridiens chinois et qu’une piqûre bien située permet d’enregistrer des changements relativement considérables de l’état électrique. En somme, les bizarreries de l’acupuncture semblent bien entrer dans le domaine de nos théories familières.

Quoi qu’il en soit, le fait demeure que les méthodes chinoises sont très efficaces pour nombre de symptômes pathologiques. Parmi lesquels, et c’est très important dans l’état présent de nos affaires, divers troubles mentaux, comme la dépression et l’anxiété qui, à ce qu’il paraît, sont liés à des dérangements organiques puisqu’ils disparaissent dès que la circulation du flux vital est normalisée. Des résultats que plusieurs années de psychanalyse n’ont pas produits sont obtenus, dans certains cas, par deux ou trois piqûres d’une aiguille d’argent.

(1) Sur l’acupuncture, consulter l’ouvrage du Dr Further.

Quelle formidable machine que l’homme!

Article d’Aldous Huxley

Revue Planète  (1962)

Amitiés; Claude Sarfati

Les drogues et l’expérience intérieure

Et cela m’amène à notre conversation, dans les faubourgs de Zürich, avec le docteur et madame Albert Hofmann. Nous autres, êtres humains, nous sommes, selon le mot d’Andrew Marvell, des « amphibies rationnels », habitant simultanément un monde spirituel et un monde corporel, un monde symbolique et un monde d’expérience immédiate, un monde de notions et de généralisations abstraites et un monde d’événements uniques. Le docteur Hofmann est un chimiste éminent, dont les derniers et spectaculaires travaux concernent l’étrange frontière entre les deux mondes, là où le plus minime des changements biochimiques produit des effets énormes et révolutionnaires sur l’esprit (1).

Les éléments synthétiques du docteur Hofmann sont nouveaux; mais les problèmes éthiques, philosophiques et religieux qu’ils soulèvent sont très vieux. La bière (de même que le thé, le café, l’aspirine, les vitamines et une gamme de stimulants et de tranquillisants) « sait mieux que Milton justifier les procédés de Dieu à l’égard des hommes », c’est un fait évident, un fait que certains trouvent humiliant et triste, d’autres, consolant et plutôt drôle. Dans quelle mesure nos pensées, nos croyances, nos actions sont-elles le résultat de l’hérédité et de fluctuations biochimiques de notre organisme? Quelle est la validité d’une philosophie qui peut être changée radicalement par une piqûre d’aiguille ou une petite dose quotidienne de « Ritalin« ? Et que penser des expériences suscitées par les « modificateurs mentaux », pratiquement inoffensifs, du docteur Hofmann: expériences d’un monde transfiguré par une beauté inimaginable, riche de sens profond, plein, malgré la souffrance et la mort, d’une joie essentielle et, il n’y a pas d’autre mot, divine? Oui, que penser? Les opinions diffèrent.

Presque tous ceux qui ont fait l’expérience l’ont jugée d’une valeur évidente. Pour le docteur Zaehner, l’auteur de « Mysticisme sacré et profane », elle est immorale. A quoi le professeur Price répond: « Parlez pour vous. »

Price serait d’accord avec William James pour penser que l’introduction à des états inhabituels de conscience, si elle peut être effectuée sans danger pour soi et pour autrui, est salutaire et enrichissante. Il y a longtemps déjà que Bergson, défendant William James contre ceux qui l’avaient blâmé d’avoir expérimenté l’effet de l’oxyde nitreux, a souligné que le produit chimique n’était pas la cause des remarquables expériences métapsychiques de James, mais seulement leur occasion. Les mêmes expériences auraient pu être provoquées par des méthodes purement psychologiques, les mortifications et autres exercices utilisés par les mystiques et les visionnaires de toutes les traditions religieuses. N’importe quelle technique, en fait, est capable d’affecter les états mentaux ou de changer la biochimie, de telle façon que s’abaisse la barrière séparant le monde de nos perceptions, de cet autre monde étrange, aussi réel, qui se dévoile lorsque la conscience cesse d’être utilitaire pour s’intéresser à l’esthétique ou au spirituel.

(1) Voir Planète n° 1 « Documents sur les drogues psycho chimiques »

Quelle formidable machine que l’homme!

Article d’Aldous Huxley

Revue Planète  (1962)

Amitiés; Claude Sarfati

Il faut lancer l’attaque sur tous les fronts

 

Hélas! le remède à ce comportement insensé ne sera pas trouvé dans la seule psychologie. Le problème est excessivement complexe et il doit être attaqué, s’il l’est jamais, sur plusieurs fronts simultanés. Sur le front sémantique, car il dépend d’un langage mal employé et de croyances primitives; sur le front administratif, car il comprend le fait brutal du pouvoir et tous les problèmes de son contrôle; sur le front philosophique, car notre conduite politique est influencée par nos conceptions de la nature humaine; sur le front biologique, car il est obligé de faire face aux terribles phénomènes de l’accroissement démographique et du déséquilibre des ressources.

Une attaque coordonnée sur tous ces fronts sera difficile à lancer et encore plus à soutenir. Etant donné l’inertie individuelle et collective, pouvons-nous faire ce qui doit être fait dans le bref délai que l’histoire moderne nous accorde? Au niveau international, la fin de certaines de nos douleurs est possible. Est-elle probable? Toutes les nations, tous leurs chefs, sont appelés. Avant qu’il ne soit trop tard, choisiront-ils d’être choisis?

Aldous Huxley

Quelle formidable machine que l’homme!

Revue Planète 1962.

 

Amitiés: Claude Sarfati

Mon voyage aux frontières de la psychologie

Le fumiste n’est pas celui qui plonge dans le mystère, mais celui qui refuse d’en sortir.  (CHESTERTON)

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Il faut quelques heures pour voler de la Baltique à la Méditerranée. Mes étapes furent courtes. Mais, mesurées sur une carte du monde intellectuel, elles furent énormes. J’ai voyagé l’été dernier en Europe, de la psychanalyse moderne à l’acupuncture chinoise, de la télépathie aux drogues psycho chimiques; plus profond encore était l’abîme entre ces recherches et  « la réalité ultime » dont m’a parlé Krisnamurti, de passage en Occident. Et pourtant, ces univers incommensurables coexistent dans le faible volume du cerveau humain. En fait ou en puissance, ils sont également nos univers. Quelle formidable machine que l’homme!

La conférence de Saint-Paul-de-Vence était organisée par la fondation de parapsychologie (1), dont la présidente est l’intelligente et infatigable Mrs. Eileen Garrett. Il y avait quatre psychiatres, Italiens et Suisses, un endocrinologue parisien, un autre Français spécialiste de la médecine psychosomatique, l’éminent neurologue anglais Gray Walter (2), et un jeune parapsychologue américain, activement engagé dans la recherche et l’expérimentation. Un bon nombre de communications furent produites: sur des cas de rapport télépathique entre le médecin et le malade; sur une série d’expériences semblant prouver que les rêves d’un dormeur peuvent être affectés télépathiquement; sur un instrument nommé « pléthysmographe« , utilisé pour enregistrer les changements organiques provoqués, au niveau inconscient, par des stimulations télépathiques. Ces comptes rendus de recherches suisses et américains furent précédés d’une conférence sur les travaux réalisés en Russie voici vingt-cinq ans, mais publiés et discutés à une époque très récente.

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 (1) La parapsychologie étudie les phénomènes non admis par la psychologie officielle, tels que la clairvoyance ou la télépathie. Il existe une chaire de parapsychologie à l’université d’Utrecht. Consulter les livres d’ensemble de Robert Amadou: « La parapsychologie » (Ed, Denoël). Les travaux des congrès internationaux comme celui de St-Paul-de-Vence sont publiés en français (Ed. I.M.I., 1, place Wagram, Paris).

(2) Un des plus grands spécialistes de la physiologie du cerveau. Selon Gray Walter, l’homme n’utilise, même pour les opérations les plus complexes, qu’une partie de son cerveau. Le reste appartient aux « zones silencieuses » encore inexplorées. Quand nous saurons stimuler ces zones silencieuses, peut-être découvrirons-nous d’infinies possibilités de l’esprit. C’est ce qu’affirme Gray Walter dans « Further Outlook ». Voir aussi son grand ouvrage traduit en français: « Le cerveau vivant » (N.R.F).

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Quelle formidable machine que l’homme!

Article d’Aldous Huxley

Revue Planète  (1962)

Amitiés: Claude Sarfati