Les Fils du Soleil

L’île de pâques, à 300 kilomètres au large des côtes du Chili, est grande comme Jersey. Quand le premier navigateur européen, un Hollandais, y aborda, en 1722, il la crut habitée par des géants. Sur cette petite terre volcanique de Polynésie, 593 statues immenses se dressent. Certaines ont plus de vingt mètres de haut et pèsent cinquante tonnes. Quand furent-elles érigées? Comment? Pourquoi? On croit pouvoir distinguer, par l’étude de ces mystérieux monuments, trois niveaux de civilisation dont la plus accomplie serait la plus ancienne. Comme en Égypte, les énormes blocs de tuf, de basalte, de lave, sont ajustés avec une prodigieuse habileté. Mais l’île a un relief accidenté, et quelques arbres rabougris ne peuvent fournir des rouleaux: comment les pierres furent-elles transportées? Et peut-on invoquer une main-d’œuvre colossale? Au XIX° siècle, les Pascuans étaient deux cents: trois fois moins nombreux que leurs statues. Ils ne purent jamais être plus de trois ou quatre mille sur cette île au sol stérile et sans animaux. Alors?

Comme en Afrique, comme en Amérique du Sud, les premiers missionnaires débarquant sur Pâques eurent soin de faire disparaître toute trace de la civilisation morte. Au pied des statues, il y avait des tablettes de bois flotté, couvertes hiéroglyphes: elles furent brûlées ou expédiées à la bibliothèque du Vatican où reposent bien des secrets. S’agissait-il de détruire les vestiges d’anciennes superstitions, ou d’effacer les témoignages d’un autre savoir? Le souvenir du passage sur la terre d’autres êtres? Des visiteurs venus d’ailleurs?

Les premiers Européens explorant Pâques découvrirent parmi  les Pascuans des hommes blancs et barbus. D’où venaient-ils? Descendants de quelle race plusieurs fois millénaire, dégénérée, aujourd’hui totalement engloutie? Des bribes de légendes parlaient d’une race de maîtres, d’enseignants, surgie du fond des âges, tombée du ciel.

Notre ami, l’explorateur et philosophe péruvien Daniel Ruzo, part étudier en 1952 le plateau désertique de Marcahuasi, à 3800 mètres d’altitude, à l’ouest de la Cordillères des Andes. (Daniel Ruzo: La culture Masma. Revue de la société d’Ethnographie de Paris, 1956 et 1959). Ce plateau sans vie, que l’on ne peut atteindre qu’à dos de mule, mesure trois kilomètres carrés. Ruzo y découvre des animaux et des visages humains taillés dans le roc, et visibles seulement au solstice d’été, par le jeu des lumières et des ombres. Il y retrouve des statues d’animaux de l’ère secondaire comme le stégosaure; de lions, de tortues, de chameaux, inconnus en Amérique du Sud. Une colline taillée représente une tête de vieillard. Le négatif de la photographie révèle un jeune homme radiant. Visible au cours de quel rite d’initiation? Le datage au carbone 14 n’a pas encore été possible: aucun vestige organique sur Marcahuasi. Les indices géologiques font remonter vers la nuit des temps. Ruzo pense que ce plateau serait le berceau de la civilisation Masma, peut-être la plus ancienne du monde.

On retrouve le souvenir de l’homme blanc sur un autre plateau fabuleux, Tiahuanaco, à 4000 mètres. Quand les Incas firent la conquête de cette région du lac Titicaca, Tiahuanaco était déjà ce champ de ruines gigantesques, inexplicables, que nous connaissons. Quand Pizarre y atteint, en 1532, les Indiens donnent aux conquistadores le nom de Viracochas: maîtres blancs. Leur tradition, déjà plus ou moins perdue, parle d’une race de maîtres disparue, géante et blanche, venue d’ailleurs, surgie des espaces, d’une race de Fils du Soleil. Elle régnait et enseignait, voici des millénaires. Elle disparut d’un seul coup. Elle reviendra. Partout, en Amérique du Sud, les Européens qui se ruaient vers l’or rencontrèrent cette tradition de l’homme blanc et en bénéficiaient. Leur plus bas désir de conquête et de profit fut aidé par le plus mystérieux et le plus grand souvenir.

Source: Le matin des magiciens

Louis Pauwels

Jacques Bergier

Editions: Folio

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Amitiés

Claude Sarfati

La Danse de la réalité (La Danza de la Realidad)

Dans les années 30, la famille Jodorowsky s’installe dans la petite ville portuaire de Tocopilla, au Chili. Le père, Jaime, est pétri de contradictions : ancien artiste de cirque, il est juif, communiste, violemment athée. Il tient une droguerie (la « Casa Ukrania« ) et voue un culte à Staline. La mère est une matrone à la poitrine opulente qui ne s’exprime qu’en airs d’opéra. Catholique, profondément religieuse, elle est persuadée que son fils est la réincarnation de son propre père. La Danse de la réalité (La Danza de la Realidad) est l’autobiographie imaginaire d’Alejandro Jodorowsky, cinéaste culte, écrivain et poète, scénariste de bande-dessinée, « psychomagicien », tireur de tarot, membre fondateur du mouvement Panique (avec Topor et Arrabal) et figure majeure de la contre-culture perchée des années 70. Le film marque son grand retour derrière la caméra (il n’avait rien tourné depuis 1990).

La Danse de la réalité est un carnaval bourré à craquer d’images, d’outrances et de fulgurances. Il n’est pas nécessaire de le mettre sur le compte des quelques 23 années d’ascèse cinématographique qui l’ont précédé : tous les films de Jodorowsky sont construits sur ce principe d’accumulation baroque. En revanche, cette période qui a vu se succéder les projets avortés faute de financement explique sans doute l’étonnante ode à l’argent qui tient lieu de prologue (« l’argent est comme le sang : s’il circule, il est la vie« ).

La première partie du film est peut-être celle qui déroutera le plus les spectateurs. Il s’agit d’une succession de vignettes, parfois drôles, parfois étranges ou énigmatiques, qui mettent en scène le jeune Jodorowsky, écartelé entre ses deux parents que tout oppose et tentant désespérément de plaire à son père, qui lui inflige les supplices les plus absurdes pour faire de lui un homme digne de ce nom. Sur son chemin, le jeune Jodorowsky croise la population bigarrée de Tocopilla : un théosophe, une cohorte de lépreux, des mendiants estropiés ramassés à la pelleteuse, un cireur de chaussures qu’une paire de souliers rouges conduira à sa perte, des fascistes et des antisémites d’opérette, des pompiers en uniforme. Au cours de ces séquences, on passe de l’onirisme (la mer blessée par une pierre qui recrache des milliers de poissons) au grotesque (la mère de Jodorowsky qui urine sur son père pour le guérir de la lèpre) et au sublime (lorsque pour guérir son fils de ses terreurs nocturnes, la mère le badigeonne entièrement de cirage et entame avec lui une étrange danse afin de « devenir lui-même l’obscurité« ). Ce déluge d’images rappelle tour à tour Fellini, Bunuel, et Jodorowsky lui-même. Le film répète certains motifs récurrents dans son oeuvre mais il est aussi autobiographique et on en vient à se demander qui, de la vie ou de la fiction, a inspiré l’autre.

La seconde partie du film se concentre sur les aventures picaresques de Jaime, qui s’est décidé à exécuter le dictateur Carlos Ibañez, en prenant la place de son palefrenier (cette partie de l’histoire est totalement fantasmée). Jaime est joué à la perfection par Brontis, le fils de Jodorowsky, qui interprète donc son propre grand-père. Au fur et à mesure que le film s’achemine vers sa conclusion, on comprend mieux où Jodorowsky voulait en venir : au rachat symbolique de son père – un homme brutal fasciné par l’autorité – par le biais d’une psychanalyse imaginaire. Cette conclusion est peut-être un peu trop appuyée, mais elle a le mérite de fournir une espèce d’évidence au film, une clé qui manque à d’autres oeuvres plus barrées de Jodorowsky.

La Danse de la réalité a également des allures de testament : le Jodorowsky d’aujourd’hui apparait parfois, comme un fantôme ou un guide spirituel, derrière son double cinématographique.  La sérénité du vieil homme de 85 ans, sa sagesse et son acceptation de la mort qui approche, répondent avec tendresse (et un brin de mégalomanie) aux angoisses du petit garçon (« réjouis-toi de tes chagrins, grâce à eux tu deviendras moi« ). Jodorowsky voit peut-être la mort approcher, mais son film fait preuve d’une étonnante jeunesse, et d’une foi dans le cinéma avec laquelle aucun autre film présenté à Cannes ne rivalise. La Danse de la réalité est un diamant brut.

Source: L’armurerie de Tchekhov

 

Amitiés: Claude Sarfati.