Naviguer dans l’inconnu 1

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Par Daniel Trujillo Rivas.

Mr Castaneda, pendant des années vous êtes resté absolument anonyme. Qu’est-ce qui vous a conduit à changer cette condition et à parler publiquement des enseignements que vous et vos trois compagnons avaient reçus du nagual Juan Matus ?

Ce qui nous a poussé à disséminer les idées de don Juan Matus est un besoin d’expliciter ce qu’il nous a enseigné. Pour nous, c’est une tâche qui ne peut plus être reportée. Ses trois autres étudiantes et moi-même sommes arrivés à la conclusion unanime que le monde que don juan Matus nous a présenté se trouve à l’intérieur des possibilités perceptuelles de tous les êtres humains. Nous avons discuté entre nous de quel pourrait être le chemin approprié à prendre. Rester anonyme de la façon proposée par don Juan ? Cette option était inacceptable. L’autre chemin possible était de disséminer les idées de don Juan : un choix infiniment plus dangereux et épuisant, mais le seul qui, d’après nous, ait la dignité avec laquelle don Juan a imprégné tous ses enseignements.

En considérant ce que vous avez dit  à propos de l’imprévisibilité des actions du guerrier, et que nous avons pu corroborer durant trois décennies, pouvons-nous espérer que cette phase publique dans laquelle vous vous êtes engagée dure un moment ? Et si oui, jusqu’à quand ?

Il n’y aucun moyen pour nous d’établir de critère temporel. Nous vivons en accord avec les prémisses proposées par don Juan et nous n’en dévions jamais. Don Juan Matus nous a donné l’exemple formidable d’un homme qui vivait en accord avec ce qu’il disait. Et je dis que c’est un exemple formidable parce que c’est la chose la plus difficile à imiter ; être monolithique et en même temps avoir la flexibilité de faire face à n’importe quoi. C’était la façon dont don Juan vivait sa vie. A l’intérieur de ces prémisses, la seule chose que l’on peut être est un médiateur impeccable. On n’est pas le joueur dans ce jeu d’échec cosmique, on est seulement un pion sur l’échiquier. Ce qui décide de tout est une énergie consciente impersonnelle que les sorciers appellent l’Intention ou l’Esprit.

D’aussi loin que j’ai été capable de le  corroborer, l’anthropologie orthodoxe aussi bien que les défenseurs présumés de l’héritage de la culture précolombienne d’Amérique sapent la crédibilité de votre travail. La croyance selon laquelle votre travail est simplement le produit de votre talent littéraire qui est par ailleurs exceptionnel continue d’exister aujourd’hui. Il y a également d’autres domaines qui vous accusent d’avoir une éthique double parce que votre manière de vivre et vos activités sont supposément en contradiction avec ce que la majeure partie des gens attendent d’un chaman. Comment pourriez-vous éclairer ces suspicions ?

Le système cognitif de l’homme occidental nous force à nous fier à des idées préconçues. Nous basons nos jugements sur quelque chose qui est toujours « a priori », par exemple l’idée de ce qui est « orthodoxe ». Qu’est-ce que l’anthropologie orthodoxe ? Celle qui est enseignée dans les amphithéâtres d’université ? Pendant trente ans, les gens ont accusé Carlos Castaneda de créer un personnage littéraire simplement parce que ce que j’ai rapporté ne coïncide pas avec l’ « a priori » anthropologique, les idées établies dans les amphithéâtres ou dans le champs de recherche de l’anthropologie. Cependant, ce que don Juan m’a présenté ne peut s’appliquer qu’à une situation qui demande une action totale et, dans ces circonstances, très peu ou presque rien des préconceptions existantes. Je n’ai jamais été capable de tirer des conclusions sur le chamanisme car pour faire cela, on a besoin d’être un membre actif dans le monde des chamans.

Pour un scientifique en sciences sociales, disons par exemple un sociologue, il est très facile d’arriver à des conclusions sociologiques sur n’importe quel sujet relié au monde occidental, parce que le sociologue est un membre actif du monde occidental. Mais comment un anthropologue, qui passe tout au plus deux années à étudier d’autres cultures, peut-il arriver à des conclusions fiables à leur propos ? Il faut une vie entière pour être capable d’acquérir une appartenance à un monde culturel. J’ai travaillé durant plus de trente ans dans le monde cognitif des chamans de l’ancien Mexique et, sincèrement, je ne crois pas avoir obtenu l’appartenance adéquate qui aurait pu me permettre de tirer des conclusions ou même d’en proposer. J’ai discuté de cela avec des gens issus de différentes disciplines et ils semblaient toujours comprendre et être d’accord avec les prémisses que je leur présentais. Mais ensuite, ils me tournaient le dos et ils oubliaient tout ce à quoi ils avaient acquiescé et ils continuaient à soutenir des principes académiques « orthodoxes », sans se soucier de la possibilité qu’il puisse exister une erreur absurde dans leurs conclusions.

Quel est votre objectif en ne permettant pas d’être photographié, ni que votre voix soit enregistrée ou que vos données biographiques soient connues ? Cela affecterait-il ce que vous avez accompli au cours de votre travail spirituel, et si oui comment ? Ne pensez-vous pas qu’il aurait pu être utile pour certains chercheurs sincères de la vérité de savoir qui vous êtes vraiment, comme un moyen de corroborer qu’il est réellement possible de suivre le chemin que vous promulguez ?

En se référant aux photographies et aux données personnelles, les trois autres apprenties de don Juan et moi-même suivons ses instructions. Pour un chaman comme don Juan, l’idée principale derrière la réticence à fournir des données personnelles est très simple. Il est impératif de mettre de côté ce qu’il appelait « l’histoire personnelle ». S’échapper du « moi » est quelque chose d’extrêmement ennuyeux et difficile. Ce qu’un chaman comme don Juan recherche est un état de fluidité où le « moi » personnel ne compte pas. Il croyait qu’une absence de photographies et de données biographiques affecterait de façon positive, bien que subliminale, quiconque entre dans ce champ d’action.

Nous sommes sans arrêt accoutumés à utiliser des photographies, des enregistrements et des données biographiques, tout ce qui jaillit de l’idée de l’importance personnelle. Don Juan disait qu’il était préférable de ne rien savoir à propos d’un chaman ; de cette façon, au lieu de rencontrer une personne, on rencontre une idée qui peut être soutenue ; cela est à l’opposé de ce qui arrive dans le monde de tous les jours, où nous faisons face uniquement à des gens qui ont un grand nombre de problèmes psychologiques mais pas d’idées, toutes ces personnes sont remplies à ras bord de « moi, moi, moi ».

Première partie d’un interview de Carlos Castaneda publié par le magazine: Uno mismo au Chili et en Argentine en février 1997.

Amitiés

Claude Sarfati

Carlos Castaneda, le souffle du Nagual

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Sorcier blanc autoproclamé, Carlos Castaneda est né le jour de Noël 1925 au Brésil. Immigré aux Etats-Unis en 1951, il a suivi des études d’anthropologie à l’UCLA (Université de Los Angeles, Californie) avant de devenir très célèbre en 1968 avec la publication de son mémoire de maîtrise, consacré à un séjour mystique dans le désert de l’Arizona et du Mexique.

Le livre, intitulé L’herbe du diable et la petite fumée (The Teachings of Don Juan: A Yaqui Way of Knowledge) raconte sa rencontre avec un shaman, un vieux sorcier indien Yaqui mexicain, Juan Matus, qui l’a initié à un monde occulte ancien de plus de 2.000 ans grâce à de puissantes drogues hallucinogènes (peyotl, marijuana, champignons, etc.).

De phases d’extase en moments de panique mêlés, Carlos Castaneda décrit ses visions d’insectes géants ou sa transformation en corbeau et divers autres « états de la réalité non-ordinaire » dont il affirme qu’ils lui permettaient de parvenir à un état de suprême sagesse et de savoir.
L’herbe du diable et la petite fumée, mélange subtil d’anthropologie, de parapsychologie, d’ethnographie, de bouddhisme et sans doute aussi de fiction, tombe à pic pour la génération psychédélique des années ’60 et devient un best-seller dans le monde entier.

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En 1973, l’hebdomadaire Time choisit ce « Latino-américain costaud, affable et bourré de vitamines », aux « cheveux noirs, ondulés, coupés courts » et aux yeux brûlant « d’une vivacité humide », pour illustrer la renaissance spirituelle américaine. L’image de couverture du magazine est une gouache représentant Carlos Castaneda devant un corbeau aux ailes déployées, sur fond de désert, un pied de peyotl à la place de l’oeil droit.
Discrédité auprès des universitaires — le vieux shaman indien n’ayant jamais été retrouvé, ses pairs anthropologues accusent Carlos Castaneda de l’avoir inventé — l’écrivain mystique poursuit néanmoins son aventure initiatique.

Il publie de nombreux livres à succès, dont notamment Voyage à Ixtlan, Histoires de pouvoir et La force du silence.

Auteur au total de dix livres traduits dans le monde entier, il influence toute une génération et est aujourd’hui considéré comme l’un des pères du New Age.

En 1995, lors d’un séminaire, Carlos Castaneda a démenti avoir inventé le récit de L’herbe du diable mais a cependant fait marche arrière sur le recours aux drogues pour ses expériences mystérieuses, reconnaissant que son « hypothèse sur le rôle des plantes psychotropes était erronnée ».

Parmi bien d’autres écrivains du dernier quart du XXe siècle, Joyce Carol Oates a estimé que l’oeuvre de Carlos Castaneda a marqué un véritable tournant dans la littérature. « Ses livres me semblent être de remarquables oeuvres d’art, sur le thème à la Herman Hesse de l’initiation d’un jeune homme à un autre mode de la réalité. Ils sont très bien construits. Les dialogues sont parfaits. Le personnage de Don Juan est inoubliable ».
Carlos Castaneda était très discret de son vivant. Il évitait soigneusement photos et interviews et entretenait le plus grand flou sur les détails de sa vie. Il s’est éteint comme il avait vécu, dans le calme, le secret et le mystère, le 27 avril 1998, à son domicile de Westwood (Californie), des suites d’un cancer du foie. Sa mort n’a été annoncée officiellement que deux mois plus tard par l’avocat chargé de son exécution testamentaire. Conformément à ses dernières volontés, son corps avait été incinéré et ses cendres dispersées au-dessus du désert mexicain.

« La mort est le plus grand des plaisirs, aimait à dire Carlos Castaneda, c’est pour ça qu’on la garde pour la fin« .

Source: La République Des Lettre

 
 
 
 
L’art du guerrier consiste à équilibrer la terreur d’être un homme avec la merveille d’être un homme. (La Roue du temps).
 
 
 
 
 
Voici un premier article pour (re) découvrir une personnalité très controversée mais dont l’œuvre reste un témoignage majeur de la tradition Toltèque.
 
à suivre…
Claude Sarfati

La Danse de la réalité (La Danza de la Realidad)

Dans les années 30, la famille Jodorowsky s’installe dans la petite ville portuaire de Tocopilla, au Chili. Le père, Jaime, est pétri de contradictions : ancien artiste de cirque, il est juif, communiste, violemment athée. Il tient une droguerie (la « Casa Ukrania« ) et voue un culte à Staline. La mère est une matrone à la poitrine opulente qui ne s’exprime qu’en airs d’opéra. Catholique, profondément religieuse, elle est persuadée que son fils est la réincarnation de son propre père. La Danse de la réalité (La Danza de la Realidad) est l’autobiographie imaginaire d’Alejandro Jodorowsky, cinéaste culte, écrivain et poète, scénariste de bande-dessinée, « psychomagicien », tireur de tarot, membre fondateur du mouvement Panique (avec Topor et Arrabal) et figure majeure de la contre-culture perchée des années 70. Le film marque son grand retour derrière la caméra (il n’avait rien tourné depuis 1990).

La Danse de la réalité est un carnaval bourré à craquer d’images, d’outrances et de fulgurances. Il n’est pas nécessaire de le mettre sur le compte des quelques 23 années d’ascèse cinématographique qui l’ont précédé : tous les films de Jodorowsky sont construits sur ce principe d’accumulation baroque. En revanche, cette période qui a vu se succéder les projets avortés faute de financement explique sans doute l’étonnante ode à l’argent qui tient lieu de prologue (« l’argent est comme le sang : s’il circule, il est la vie« ).

La première partie du film est peut-être celle qui déroutera le plus les spectateurs. Il s’agit d’une succession de vignettes, parfois drôles, parfois étranges ou énigmatiques, qui mettent en scène le jeune Jodorowsky, écartelé entre ses deux parents que tout oppose et tentant désespérément de plaire à son père, qui lui inflige les supplices les plus absurdes pour faire de lui un homme digne de ce nom. Sur son chemin, le jeune Jodorowsky croise la population bigarrée de Tocopilla : un théosophe, une cohorte de lépreux, des mendiants estropiés ramassés à la pelleteuse, un cireur de chaussures qu’une paire de souliers rouges conduira à sa perte, des fascistes et des antisémites d’opérette, des pompiers en uniforme. Au cours de ces séquences, on passe de l’onirisme (la mer blessée par une pierre qui recrache des milliers de poissons) au grotesque (la mère de Jodorowsky qui urine sur son père pour le guérir de la lèpre) et au sublime (lorsque pour guérir son fils de ses terreurs nocturnes, la mère le badigeonne entièrement de cirage et entame avec lui une étrange danse afin de « devenir lui-même l’obscurité« ). Ce déluge d’images rappelle tour à tour Fellini, Bunuel, et Jodorowsky lui-même. Le film répète certains motifs récurrents dans son oeuvre mais il est aussi autobiographique et on en vient à se demander qui, de la vie ou de la fiction, a inspiré l’autre.

La seconde partie du film se concentre sur les aventures picaresques de Jaime, qui s’est décidé à exécuter le dictateur Carlos Ibañez, en prenant la place de son palefrenier (cette partie de l’histoire est totalement fantasmée). Jaime est joué à la perfection par Brontis, le fils de Jodorowsky, qui interprète donc son propre grand-père. Au fur et à mesure que le film s’achemine vers sa conclusion, on comprend mieux où Jodorowsky voulait en venir : au rachat symbolique de son père – un homme brutal fasciné par l’autorité – par le biais d’une psychanalyse imaginaire. Cette conclusion est peut-être un peu trop appuyée, mais elle a le mérite de fournir une espèce d’évidence au film, une clé qui manque à d’autres oeuvres plus barrées de Jodorowsky.

La Danse de la réalité a également des allures de testament : le Jodorowsky d’aujourd’hui apparait parfois, comme un fantôme ou un guide spirituel, derrière son double cinématographique.  La sérénité du vieil homme de 85 ans, sa sagesse et son acceptation de la mort qui approche, répondent avec tendresse (et un brin de mégalomanie) aux angoisses du petit garçon (« réjouis-toi de tes chagrins, grâce à eux tu deviendras moi« ). Jodorowsky voit peut-être la mort approcher, mais son film fait preuve d’une étonnante jeunesse, et d’une foi dans le cinéma avec laquelle aucun autre film présenté à Cannes ne rivalise. La Danse de la réalité est un diamant brut.

Source: L’armurerie de Tchekhov

Amitiés: Claude Sarfati.

La montagne sacrée

« Avec La Montagne sacrée, j’ai essayé de faire un film qui aurait la profondeur d’un Evangile ou d’un texte bouddhiste, explique Alejandro Jodorowsky. J’ai voulu rompre avec tous les codes du cinéma industriel. Pas d’acteurs connus, pas d’histoire construite comme un conte, pas d’effets spéciaux, pas de dialogues théâtraux… Je pensais qu’en utilisant les véritables gens de la rue, une prostituée interprétée par une prostituée, un millionnaire par un millionnaire, un nazi par un tyran… ils parviendront à transcender leur condition au final de cette expérience cinématographique. »

Emporté par son désir d’écrire un film qui aurait la puissance d’un Evangile, Alejandro Jodorowsky a fait un voyage de quarante jours à travers le Mexique en écrivant dans chaque village une scène du film : « Petit à petit, durant les quarante jours de ce périple, avec mes ambitions mystiques diurnes et mes coïts nocturnes, je fus comme transformé en une espèce d’extra-terrestre » raconte le réalisateur.

Grand admirateur du travail d’Alejandro Jodorowsky et notamment son précédent film El Topo , l’ex-Beatles John Lennon et sa compagne Yoko Ono ont largement participé au financement de La Montagne sacrée.

Le tournage de La Montagne sacrée à Mexico s’est déroulé sans autorisation. Afin de bloquer la circulation pour permettre les prises de vue, l’équipe utilisa un acteur habillé en policier : « Le Ministre du Gouvernement m’appela en me menacant de mort si j’utilisais encore des uniformes ou si je m’attaquais à l’Eglise, raconte le réalisateur. J’ai quitté précipitamment le Mexique avec tout le matériel. Je me suis alors installé à New York pour y monter le film et enregistrer la musique. Longtemps après, je fus reçu au Mexique par un ministre qui me félicita et me confia que La Montagne sacrée avait été sélectionnée avec d’autres films pour représenter le pays autour du monde. Dans cette liste figurait à mes côtés certains films du réalisateur Emilio Fernandez qui, des années auparavant, avait juré de me tirer dessus ! »

Pendant de nombreuses années, les droits de El Topo et de La Montagne sacrée furent détenus par l’homme d’affaires Allen Klein (collaborateur des Rolling Stones et des Beatles). Suite à un conflit avec Alejandro Jodorowsky, la distribution de ces films ne fut plus assurée jusqu’en 2006.

La Montagne sacrée est librement inspiré du roman inachevé du poète René Daumal, Le Mont Analogue.

Ce film devenu « culte » d’Alejandro Jodorowsky a été présenté en avant-première Hors Compétition au Festival de Cannes en 1973.

Il est paru en 2007 un coffret: L’univers de Alejandro Jodorowsky, réunissant: Fando et Lis, El topo, La montagne sacrée, le tout dans une version remastérisée par l’auteur lui-même.

Le tarot à travers des rencontres

J’ai rencontré Le bateleur en la personne de Benoît.

C’était en 1980 en Gréce j’ai croisé ce jeune belge dans un petit village crétois : Pitsidia.

Il parlait et écrivait onze langues dont le grec moderne et ancien.

C’était un sang bleu, issu d’une vieille noblesse rigide, cupide, égoïste selon ses dires.

Benoît était un garçon un peu plus âgé que moi, il avait déjà pas mal roulé sa bosse, parti très jeune de chez lui, il avait acquis la maturité des voyageurs sans peur et sans reproche.

Nous sommes rapidement devenus des amis, nos curiosités se confondaient.

Un ami m’a dit un jour que c’est au volume du sac d’un voyageur que l’on pouvait savoir de qui il s’agissait : le sac de Benoît était une énorme valise remplie de livres.

Je me moquais souvent de son fardeau en lui disant qu’il transportait toute la science du monde et pas un seul slip digne de ce nom.

Un jour, alors que nous travaillions ensemble dans une usine de conditionnement de concombres, il me dit :

– Tu ne voudrais pas partir en Turquie?

Certes, Benoît connaissait bien ce pays, en parlait bien-sûr la langue, c’était un gars en qui j’avais toute confiance ; mais nous n’avions pas dix drachmes à tous les deux !

Je lui ai souri en tapant sur mes poches usées et vides.

– Ouais , mais je t’expliquerai…

Le soir même au Kafénéon de Pitsidia, il m’a raconté avoir rencontré un pasteur Allemand, qui faisait une forte déprime et avait dit à Benoît qu’il aimerait l’accompagner en Turquie et nous offrir le voyage à tous les trois.

– ça ne se fait pas ! ai-je répondu en descendant d’un trait mon Raki.

J’ai rencontré notre nouvel ami pasteur, je lui ai dit que ça me gênait d’accepter son offre…

– Je comprends m’a t’il répondu en regardant ses genoux fixement.

J’ai continué la discussion en disant que de toutes les façons il ne pouvait être question que d’une avance…

– Bien-sûr, je comprends…

Pour lui prouver mon honnêteté, je lui ai proposé un gage (pensant à ma montre)

-Tu as un pantalon en velours ?

J’étais surpris par sa requête mais bon…

– Je vais le laver d’abord ( je n’avais que deux pantalons).

-Non, non, tu me le donneras plus tard, je n’en n’ai pas besoin.

– Je comprends, mais je voyais surtout un homme abattu, malheureux, seul.

Nous voilà partis tous les trois vers la Turquie par voie de mer en passant par Rhodes.

Arrivé à destination quelques jours plus tard : Fétiye, joli port au sud de la Turquie.

Benoît avait oublié de me prévenir que ce pays subissait alors une féroce dictature.

Nous fûmes accueillis dans une famille que connaissait Benoît, j’ai découvert l’hospitalité turque, on nous recevait comme des princes.

Cependant, la situation était terrible, c’était une famille de pêcheurs qui ne pouvait plus vivre de son activité depuis l’instauration du couvre-feu à 21h par les militaires au pouvoir.

En effet dans cette région très chaude, le poisson était trop loin des côtes le jour, la pêche se faisait donc traditionnellement de nuit pour ces propriétaires de petits bateaux.

Plus de pêche depuis des mois, la famille était nombreuse et une fille professeur à l’université assurait seule la survie des siens.

J’avais beaucoup de mal à supporter ces injustices, cela me rendait malade, je ne pouvais rien avaler sans vomir aussitôt.

Un jour, Benoît me fit lever très tôt

– on part en ballade- me dit-il.

Nous avons beaucoup marché pour sortir de la ville, ensuite nous avons emprunté des chemins de montagne.

Un jeune homme est apparu au détour d’un sentier, Benoît s’est jeté dans ses bras pour le saluer; il s’agissait d’un jeune membre de notre famille d’accueil, il vivait à Ankara et était recherché par les militaires pour activités politiques subversives.

J’ai laissé Benoît et son ami discuter ensemble et je marchais seul derrière eux.

Après trois bonnes heures de marche, nous sommes arrivés dans un village de montagne désert, Benoît m’a expliqué que ce village habité par des Grecs avait été disputé par les turcs et les grecs durant de longues années ; puis un jour il devint définitivement turc, les villageois grecs avaient rapidement fui leurs maisons pour éviter un massacre.

Il régnait dans cet endroit une atmosphère étrange, on entrait dans les maisons aux portes ouvertes et l’on voyait encore les ustensiles de cuisine, les choses du quotidien, seulement vieillies mais restées là comme si on allait revenir bientôt.

Une sensation forte me prit, je n’avais pas peur mais je ressentais fortement la présence de ces gens modestes, éleveurs de chèvres, fabricants de fromages, etc.

A la sortie de ce village, nous sommes arrivés à un endroit où il y avait un panorama magnifique sur toute la vallée.

Je me suis assis là sur un rocher à contempler la nature, Benoît s’est approché de moi.

– ça va ?

– C’est dur ton pays, j’avais les larmes dans ma gorge.

Benoît me regardait avec une sincère compassion, gêné, il semblait avoir quelque chose d’important à me dire.

– Tu sais (en regardant son ami qui c’était un peu éloigné par courtoisie), s’ils le trouvent, ils le pendront parce-que c’est un intellectuel démocrate, c’est tout.

Que dire à cela,

– Je vais partir Benoît, je vais retourner en Grèce faire les cueillettes, je ne peux plus rester ici, je comprends que ton lien à cette famille te retienne ici malgré toutes ces horreurs, moi je me sens trop inutile.

Benoît se rapprocha tout près, je pouvais sentir son souffle,

-Tu as déjà eu des rapports avec des hommes? me demanda t’il,

Cette sensation qui m’envahissait depuis notre arrivée dans le village redoubla, une espèce de crise, une catharsis.

-Non jamais répondis-je timidement.

J’avais une forte envie de me jeter dans ses bras, oui j’aimais Benoît, je venais d’en prendre conscience, je l’aimais pour ce qu’il était ; homme, femme, peu importe.

Je n’ai rien fait trop apeuré par moi-même, redescendus en ville, je suis allé voir l’ami pasteur dans la chambre.

Je voulais à tout prix lui donner le pantalon promis, en le préparant, j’ai trouvé un billet de 100 francs plié dans une poche, le prix de la liberté pour moi.

Trois jours et deux nuits d’autobus avec un chauffeur qui dès qu’il s’était aperçu que je ne buvais ni ne mangeais jamais rien durant les arrêts me fit amener du thé bien chaud.

Un homme de coeur ce chauffeur, puis Istambul magnifique malgré la présence constante des militaires armés et chaussés de leurs longues bottes blanches.

Athènes, puis Héraklion, 12 heures de marche sous le soleil pour arriver à Pitsidia les pieds en sang et après trois semaines de jeûne forcé.

Le lendemain, 7 heures, je travaillais au déchargement d’un camion de tomates.

Iassus Benoît pour toujours, tu es mon bateleur.

Claude Sarfati