Vous revoilà professeur. On se doit à la Société, m’avez-vous dit; vous faites partie des corps enseignants : vous roulez dans la bonne ornière. – Moi aussi, je suis le principe : je me fais cyniquement entretenir;
je déterre d’anciens imbéciles de collège : tout ce que je puis inventer de bête, de sale, de mauvais, en action et en parole, je le leur livre : on me paie en bocks et en filles. Stat mater dolorosa, dum pendet filius.
– Je me dois à la Société, c’est juste, – et j’ai raison. – Vous aussi, vous avez raison, pour aujourd’hui.
Au fond, vous ne voyez en votre principe que poésie subjective: votre obstination à regagner le râtelier universitaire, – pardon! – le prouve ! Mais vous finirez toujours comme un satisfait qui n’a rien fait, n’ayant voulu rien faire.
Sans compter que votre poésie subjective sera toujours horriblement fadasse. Un jour, j’espère, – bien d’autres espèrent la même chose, – je verrai dans votre principe la poésie objective, je la verrai plus sincèrement que vous ne le feriez!
– Je serai un travailleur : c’est l’idée qui me retient, quand les colères folles me poussent vers la bataille de Paris – où tant de travailleurs meurent pourtant encore tandis que je vous écris! Travailler maintenant, jamais, jamais ; je suis en grève.
Maintenant, je m’encrapule le plus possible. Pourquoi? Je veux être poëte, et je travaille à me rendre voyant : vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer.
Il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il faut être fort, être né poëte, et je me suis reconnu poëte. Ce n’est pas du tout ma faute.
C’est faux de dire : Je pense : on devrait dire : On me pense. – Pardon du jeu de mots.
JE est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu’ils ignorent tout à fait!
Vous n’êtes pas enseignant pour moi. Je vous donne ceci : est-ce de la satire, comme vous diriez? Est-ce de la poésie? C’est de la fantaisie, toujours.
– Mais, je vous en supplie, ne soulignez ni du crayon, ni trop de la pensée :
Le Coeur supplicié
Mon triste coeur bave à la poupe….
Mon coeur est plein de caporal !
Ils y lancent des jets de soupe,
Mon triste coeur bave à la poupe…
Sous les quolibets de la troupe
Qui pousse un rire général,
Mon triste coeur bave à la poupe
Mon coeur est plein de caporal !
Ithyphalliques et pioupiesques
Leurs insultes l’ont dépravé ;
A la vesprée, ils font des fresques
Ithyphalliques et pioupiesques ;
flots abracadabrantesques,
Prenez mon coeur, qu’il soit sauvé !
Ithyphalliques et pioupiesques
Leurs insultes l’ont dépravé !
Quand ils auront tari leurs chiques,
Comment agir, ô coeur volé ?
Ce seront des refrains bachiques
Quand ils auront tari leurs chiques :
J’aurai des sursauts stomachiques
Si mon coeur triste est ravalé !
Quand ils auront tari leurs chiques,
Comment agir, ô coeur volé ?
………………………..
Ca ne veut pas rien dire. REPONDEZ-MOI : chez M. Deverrière, pour A. R. Bonjour de coeur,
J’ai rencontré Le bateleur en la personne de Benoît.
C’était en 1980 en Gréce j’ai croisé ce jeune belge dans un petit village crétois : Pitsidia.
Il parlait et écrivait onze langues dont le grec moderne et ancien.
C’était un sang bleu, issu d’une vieille noblesse rigide, cupide, égoïste selon ses dires.
Benoît était un garçon un peu plus âgé que moi, il avait déjà pas mal roulé sa bosse, parti très jeune de chez lui, il avait acquis la maturité des voyageurs sans peur et sans reproche.
Nous sommes rapidement devenus des amis, nos curiosités se confondaient.
Un ami m’a dit un jour que c’est au volume du sac d’un voyageur que l’on pouvait savoir de qui il s’agissait : le sac de Benoît était une énorme valise remplie de livres.
Je me moquais souvent de son fardeau en lui disant qu’il transportait toute la science du monde et pas un seul slip digne de ce nom.
Un jour, alors que nous travaillions ensemble dans une usine de conditionnement de concombres, il me dit :
Certes, Benoît connaissait bien ce pays, en parlait bien-sûr la langue, c’était un gars en qui j’avais toute confiance ; mais nous n’avions pas dix drachmes à tous les deux !
Je lui ai souri en tapant sur mes poches usées et vides.
– Ouais , mais je t’expliquerai…
Le soir même au Kafénéon de Pitsidia, il m’a raconté avoir rencontré un pasteur Allemand, qui faisait une forte déprime et avait dit à Benoît qu’il aimerait l’accompagner en Turquie et nous offrir le voyage à tous les trois.
– ça ne se fait pas ! ai-je répondu en descendant d’un trait mon Raki.
J’ai rencontré notre nouvel ami pasteur, je lui ai dit que ça me gênait d’accepter son offre…
– Je comprends m’a t’il répondu en regardant ses genoux fixement.
J’ai continué la discussion en disant que de toutes les façons il ne pouvait être question que d’une avance…
– Bien-sûr, je comprends…
Pour lui prouver mon honnêteté, je lui ai proposé un gage (pensant à ma montre)
-Tu as un pantalon en velours ?
J’étais surpris par sa requête mais bon…
– Je vais le laver d’abord ( je n’avais que deux pantalons).
-Non, non, tu me le donneras plus tard, je n’en n’ai pas besoin.
– Je comprends, mais je voyais surtout un homme abattu, malheureux, seul.
Nous voilà partis tous les trois vers la Turquie par voie de mer en passant par Rhodes.
Arrivé à destination quelques jours plus tard : Fétiye, joli port au sud de la Turquie.
Benoît avait oublié de me prévenir que ce pays subissait alors une féroce dictature.
Nous fûmes accueillis dans une famille que connaissait Benoît, j’ai découvert l’hospitalité turque, on nous recevait comme des princes.
Cependant, la situation était terrible, c’était une famille de pêcheurs qui ne pouvait plus vivre de son activité depuis l’instauration du couvre-feu à 21h par les militaires au pouvoir.
En effet dans cette région très chaude, le poisson était trop loin des côtes le jour, la pêche se faisait donc traditionnellement de nuit pour ces propriétaires de petits bateaux.
Plus de pêche depuis des mois, la famille était nombreuse et une fille professeur à l’université assurait seule la survie des siens.
J’avais beaucoup de mal à supporter ces injustices, cela me rendait malade, je ne pouvais rien avaler sans vomir aussitôt.
Un jour, Benoît me fit lever très tôt
– on part en ballade- me dit-il.
Nous avons beaucoup marché pour sortir de la ville, ensuite nous avons emprunté des chemins de montagne.
Un jeune homme est apparu au détour d’un sentier, Benoît s’est jeté dans ses bras pour le saluer; il s’agissait d’un jeune membre de notre famille d’accueil, il vivait à Ankara et était recherché par les militaires pour activités politiques subversives.
J’ai laissé Benoît et son ami discuter ensemble et je marchais seul derrière eux.
Après trois bonnes heures de marche, nous sommes arrivés dans un village de montagne désert, Benoît m’a expliqué que ce village habité par des Grecs avait été disputé par les turcs et les grecs durant de longues années ; puis un jour il devint définitivement turc, les villageois grecs avaient rapidement fui leurs maisons pour éviter un massacre.
Il régnait dans cet endroit une atmosphère étrange, on entrait dans les maisons aux portes ouvertes et l’on voyait encore les ustensiles de cuisine, les choses du quotidien, seulement vieillies mais restées là comme si on allait revenir bientôt.
Une sensation forte me prit, je n’avais pas peur mais je ressentais fortement la présence de ces gens modestes, éleveurs de chèvres, fabricants de fromages, etc.
A la sortie de ce village, nous sommes arrivés à un endroit où il y avait un panorama magnifique sur toute la vallée.
Je me suis assis là sur un rocher à contempler la nature, Benoît s’est approché de moi.
– ça va ?
– C’est dur ton pays, j’avais les larmes dans ma gorge.
Benoît me regardait avec une sincère compassion, gêné, il semblait avoir quelque chose d’important à me dire.
– Tu sais (en regardant son ami qui c’était un peu éloigné par courtoisie), s’ils le trouvent, ils le pendront parce-que c’est un intellectuel démocrate, c’est tout.
Que dire à cela,
– Je vais partir Benoît, je vais retourner en Grèce faire les cueillettes, je ne peux plus rester ici, je comprends que ton lien à cette famille te retienne ici malgré toutes ces horreurs, moi je me sens trop inutile.
Benoît se rapprocha tout près, je pouvais sentir son souffle,
-Tu as déjà eu des rapports avec des hommes? me demanda t’il,
Cette sensation qui m’envahissait depuis notre arrivée dans le village redoubla, une espèce de crise, une catharsis.
-Non jamais répondis-je timidement.
J’avais une forte envie de me jeter dans ses bras, oui j’aimais Benoît, je venais d’en prendre conscience, je l’aimais pour ce qu’il était ; homme, femme, peu importe.
Je n’ai rien fait trop apeuré par moi-même, redescendus en ville, je suis allé voir l’ami pasteur dans la chambre.
Je voulais à tout prix lui donner le pantalon promis, en le préparant, j’ai trouvé un billet de 100 francs plié dans une poche, le prix de la liberté pour moi.
Trois jours et deux nuits d’autobus avec un chauffeur qui dès qu’il s’était aperçu que je ne buvais ni ne mangeais jamais rien durant les arrêts me fit amener du thé bien chaud.
Un homme de coeur ce chauffeur, puis Istambul magnifique malgré la présence constante des militaires armés et chaussés de leurs longues bottes blanches.
Athènes, puis Héraklion, 12 heures de marche sous le soleil pour arriver à Pitsidia les pieds en sang et après trois semaines de jeûne forcé.
Le lendemain, 7 heures, je travaillais au déchargement d’un camion de tomates.
L’idée fondamentale du Yi-King est la transformation, le regard ne se focalise plus sur les situations particulières qui commencent et se terminent, mais sur le principe unique, la loi éternelle qui est à l’œuvre dans la transformation de chaque situation.
Cette loi du TAO, le flux éternel, englobe et pénètre tout, et ses manifestations dans le monde de la forme sont le jeu des deux forces Yin et Yang.
Il devient clair alors que toutes les situations qui surviennent dans le monde visible sont l’effet d’une image ou d’une idée venant du monde invisible. Le livre des transformations nous entraîne au-delà de toute théologie comme de tout système philosophique et sa fréquentation est un moyen de choix pour apprendre à lire l’ordre de l’Univers et pour établir l’harmonie en nous-mêmes.
En prenant connaissance des lois qui régissent l’ordre de l’univers rien ne peut plus nous surprendre ni nous affecter, car nous prenons conscience qu’il n’y a pas d’acquisition définitive, tout commence et se termine, l’apogée contient les germes du déclin, la défaite prépare la victoire future.
Il faut donc nous garder de nous identifier à la situation heureuse ou malheureuse dans laquelle nous vivons pour tenir compte, toujours, de la présence invisible du pôle contraire déjà en œuvre.
La transformation, tel est le secret de la sagesse millénaire contenue dans le Yi-King.
Vers 2000 ans avant notre ère, les Shang, deuxième dynastie historique de Chine, originaire des plateaux d’Asie centrale, régnaient sur un peuple d’agriculteur dans la vallée du Fleuve Jaune.
Composés essentiellement de guerriers et de chasseurs, ils vénéraient, outre leurs ancêtres, des divinités naturelles telles que montagne, lac, brume, ravine, orage et tonnerre, feu et vent.
C’était une spiritualité chamanique basée sur la conviction que toute entité naturelle (humains, animaux, pluie, étoile) est animée par un esprit, « un Shen » et que toute action entreprise devait recevoir le consentement des invisibles.
Pour ce faire, comme dans la majorité des peuples primordiaux, on sacrifiait à tour de bras des animaux en les brûlant. Mais, pragmatiques, les sages s’interrogèrent: comment savoir si les esprits étaient contents ?
En observant les apparitions de striures sur les os, à la fin du rituel, les Shang vont émettre une hypothèse surprenante : et si le feu sacrificiel n’était pas seulement l’agent qui modifie la nature terrestre des offrandes en les envoyant au ciel, pour les transformer en aliments spirituels, comestibles pour les esprits, mais qu’en plus le rituel induisait un mouvement de rétroaction du monde de l’invisible à celui des humains par le biais de ces craquelures ?
La pratique leur a enseigné que, si tous les sacrifices ne sont pas également « rentable », en revanche, tous laissent des traces sur les os. Donc les esprits signifient de toute façon leurs réponses. Pourquoi ce sacrifice-ci est rentable, pourquoi celui-la ne l’est pas ?
Ils ont remarqué en outre que les craquelures changent selon les saisons, l’atmosphère.
Les Shang vont en déduire tout naturellement que ce qui régit la réponse n’est donc pas due à l’humeur des dieux ou à la qualité de l’offrande, mais au moment du sacrifice…
Et donc, guidés par cette intuition, ils vont muter lentement vers le choix du temps comme axe de référence et vers la qualité du moment comme unité de mesure.
En analysant les réponses a posteriori, ils vont comprendre que le sacrifice a été fait au moment adéquat ou à contretemps et en déduire que l’efficacité du sacrifice existe conséquemment antérieurement à sa réalisation.
Un nouveau cérémonial va donc se mettre en place : peu à peu, les craquelures vont cesser d’être vues comme les marques d’une volonté supérieures pour devenir simplement les indices visibles de la qualité du moment. Ce tournant va modifier les rapports que les anciens Chinois entretenaient avec leurs dieux vers une conception « énergétique » et laïque de leur spiritualité.
Premier conséquence pragmatique à la chinoise : pourquoi faire un sacrifice si la divination préalable indique que ce n’est pas le bon moment ? Pourquoi aussi faire un sacrifice si la réponse est positive ?
En déplaçant le problème de l’opportunité du sacrifice – implorer comme il faut – vers l’opportunité de l’entreprise – agir au bon moment -, ils vont se soustraire à l’arbitraire religieux pour entrer dans un univers qui fonctionne de façon raisonnable, en un réseau de concordance énergétique.
Ils vont ensuite raffiner la pratique en bricolant la théorie.
Plutôt que d’approcher les os du brasier, on va amener le feu sur l’os en tirant du foyer un brandon.
Plus important, en s’autorisant à agir sur le mode de production des signes venus du ciel, les officiants prennent une part active au processus qui les fait apparaître. Ils se posent ainsi en coauteur des signes produits dont ils savent discipliner l’apparition.
Cette mutation va se cristalliser définitivement avec l’apparition de la divination sur carapace de tortue. Pour les Chinois, la tortue est à l’image de l’univers, un modèle réduit du cosmos, avec ces deux carapaces, celle du dessus ronde et unie comme le ciel, et celle du dessous plutôt carrée et divisée en secteurs comme la terre. Utiliser la tortue c’est interroger l’univers lui-même.
Comment s’y prend-on ?
La carapace dorsale symbolisant le ciel, on utilise la carapace ventrale dont on a soigneusement raclé les chairs jusqu’à ce qu’il ne reste plus que l’écaille elle-même. Puis on la polit pour éliminer toute trace d’humidité qui, à la chaleur, altérerait les signes divinatoires et leurs interprétations.
Avec la tortue, le principal souci des officiants est d’accroître la lisibilité du résultat en réduisant et en disciplinant les multiples fissures que provoque sur la pièce l’approche de la source de chaleur – un brandon incandescent.
Plus besoins de sacrifice, pour les officiants qui se servent des tortues, on approche le tison d’un certain nombre de point dans la carapace interne et un certain nombre de craquement apparaissent sur la face externe.
Pour la première fois dans l’humanité, le hasard a été apprivoisé.
Le résultat est que les fissurations, précédemment manifestations des puissances surnaturelles, sont maintenant propriété du pragmatisme chinois qui n’hésite pas à les configurer à sa guise dans un seul souci d’efficacité.
Les Chinois sont des archivistes impénitents. A la suite de l’auguration préalable, les pièces oraculaires ne sont pas détruites mais soigneusement conservées et entreposées et finissent par constituer une énorme banque de données.
D’autant que les officiants vont prendre l’habitude de graver à côté des fissures des signes résumant comment le tirage a été fait, les conclusions qui en ont été tiré.
En examinant ces carapaces, la première chose qui retient l’attention est l’organisation globalement symétrique des différents éléments.
De part et d’autre de l’axe central se répondent deux colonnes de signes et de fissurations. Cette disposition n’est pas fortuite, la symétrie est préalable dans la direction dans laquelle on a orienté les fissures, la dissymétrie survient ensuite, résultat de la manière dont s’accomplit l’aléatoire du moment. Et de fait sur les tortues chaque brûlage est numéroté. Les fissures sont superposées. La démocratisation du processus auprès de toutes les familles chinoises de haut rang, va bientôt avoir un résultat écologique étonnant. La disparition des tortues d’eau douce en Chine septentrionale.
Fu Xi, l’inventeur génial des hexagramme ne fera en fait que recopier et interpréter en traits pleins et brisés les striures de tortue.