L’océan et le rocher

Ces dernières années, on a vu croître le nombre de physiciens qui cherchent à sortir du dilemme onde-corpuscule en évitant l’interprétation probabiliste. J’ai moi-même proposé récemment une solution. Il y aurait lieu, me semble-t-il, de faire, dés le départ, la distinction profonde entre le Réel et le Connu.

Illustrons ceci par une image, afin de mettre en relief ce qui distingue cette nouvelle interprétation de celles des théoriciens « quantiques« . Supposons que l’Univers soit comparable à la surface ondulante d’un océan agité par les vagues. Cet océan, c’est le Réel. Il est continu par nature. Un observateur désire faire une mesure pour « connaître » l’état physique d’un point dans ce Réel. Cette opération « mesure » va consister, par exemple, et pour poursuivre notre image, à planter un rocher dans l’océan, rocher sur lequel vont alors venir se briser les vagues. Le choc des vagues sur le rocher aura un caractère essentiellement discontinu. Sans doute la mesure ainsi effectuée sera-t-elle liée de quelque manière à l’aspect ondulant et continu qu’avait la vague avant de se briser. Mais les deux phénomènes seront cependant de nature complètement différentes: la vague était continue, le choc de la vague sur le rocher est discontinu. De la même façon, le Réel, qui est à l’origine de nos perceptions, serait continu: la connaissance, qui est le moyen qu’utilise l’intelligence humaine pour percevoir le Réel, transformerait ce continu en discontinu. Pour la théorie, la seule description possible de l’Univers consiste à « planter » une infinité de rochers dans notre océan, à considérer les résultats de toutes les mesures et à déclarer que ces résultats, à caractères essentiellement discontinus, constituent la description cherchée. Au contraire, nous prétendons qu’il est possible de faire une description directe de l’océan, description qui représentera alors « vraiment » l’état de l’Univers indépendamment de toute mesure.

Récemment, je devais constater que cette solution n’était pas entièrement neuve. Elle avait timidement été proposée par un Eléate, Parménide, vers le quatrième siècle avant notre ère, dans un effort sincère pour tenter de concilier le point de vue « discontinu » défendu par l’école pythagoricienne, alors au bord de la faillite, et celui de la nouvelle école d’Aristote qui prêchait la continuité. Parménide suggéra de distinguer entre le Réel, qui serait continu, et le Connu, c’est-à-dire ce que l’homme peut espérer percevoir de ce Réel, qui serait par nature discontinu. Mais cette idée impliquait de renoncer à l’espoir que l’Homme puisse atteindre directement un jour « le fond » des choses. Le siècle d’Aristote n’était pas mûr pour accueillir un concept aussi peu anthropocentrique

Mais qui osera nier, aujourd’hui, la profondeur de la remarque de Parménide? Qui osera prétendre encore que le Connu est identique au Réel? Qui ne sent clairement que les « limitations » de l’actuelle structure de l’esprit humain entraînent nécessairement un « cloisonnement », une « discontinuité » dans le Connu? Et tout esprit objectif n’apercevra-t-il pas, enfin, ce qu’il y a d' »anthropocentrique » dans l’interprétation du dilemme onde-corpuscule que nous ont proposée depuis 1930 les théoriciens quantiques?.

Jean Charon

Revue PLANETE (1961 / 1962)

Amitiés: Claude Sarfati

Le connu est-il le réel?

L’homme ne possède qu’un nombre limité de sens pour percevoir la réalité extérieure, et chaque sens a ses propres frontières. Quand bien même l’homme s’aiderait-il d’instruments de plus en plus perfectionnés, ces instruments eux aussi auraient une limite. Aussi serait-il hasardeux d’affirmer que nous pouvons avoir accès à l’essence la plus intime des choses. Cette essence, nous l’appellerons le Réel, nous l’appellerons le Connu. On ne saurait supposer que le Connu est identique au Réel. Ceci revient à dire que l’homme ne peut avoir sur les choses qui l’entourent un point de vue absolu mais seulement relatif et qui dépend des moyens dont il dispose.

Est-il possible, cependant, de décrire ce Réel qui ne nous est pas accessible? Possédons-nous un moyen – les mathématiques, par exemple- qui transcende l’esprit?

Pour voir dans quelle mesure cette tentative d’atteindre le Réel se justifie, il nous faut faire un bref retour sur les siècles passés. On s’apercevra que la Physique s’est toujours heurtée à d’énormes difficultés faute d’avoir accepté la distinction nécessaire entre le Réel et le Connu.

Toute la bataille s’est livrée, en fait, sur le terrain suivant: la structure la plus intime de tout ce qui forme notre univers est-elle discontinue, granulaire, « particulaire »? Ou, au contraire, est-elle continue?

Pythagore, cinq siècles avant notre ère, propose une structure discontinue. Pour lui, les nombres entiers (donc la discontinuité) sont à la base de toute chose. Démocrite et Leucippe développent parallèlement l’atomisme: tout se réduit à des atomes insécables et, par ailleurs, immortels.

Mais des difficultés surgissent bientôt: on découvre les nombres « irrationnels » qui ne peuvent se représenter comme des rapports de deux nombres entiers. D’autre part Zénon démontre que le discontinu entraîne l’impossibilité théorique de tout mouvement: on connaît le célèbre « paradoxe de la flèche » qui, dans l’hypothèse du discontinu, n’atteindrait jamais son but.

 Jean Charon

Revue PLANETE (1961 / 1962)

Une méthode « Métaphysique »

 

Au fond, que disent ces théoriciens? Pour eux, la « mesure » est la base de toute description de l’univers. Mais la mesure, c’est précisément l’homme! c’est donc vouloir « projeter » l’homme dans la nature pour effectuer la description de cette nature avec, en chaque point, l’homme en son centre. N’est-ce pas l’ancien point de vue des physiciens pré-galiléens, avec la terre immobile au centre de l’univers? La même erreur de perspective, l’homme ne la refait-il pas à nouveau, mais à l’échelle du microcosme cette fois?

Toutefois, pour que la distinction entre le Réel et le Connu ne soit pas « gratuite », pour qu’elle apporte quelque chose en matière scientifique, il convient qu’elle ne se borne pas à une pure métaphysique. En d’autres termes, il faut qu’on puisse obtenir une description mathématique de ce Réel continu et ondulatoire, ce qui se cache sous le Connu. Mais comment donc atteindre cette réalité sous-jacente au Connu qui ne nous est pas directement accessible?

C’est Albert Einstein qui nous a montré la méthode: il ne faut plus construire la théorie à partir de la « mesure », qui est liée au Connu, donc à l’homme. Il faut construire la théorie sur de grands principes de la nature que l’on admettra Connu. Une théorie peut être vérifiée par l’expérience, mais aucun chemin ne mène de l’expérience à la création d’une théorie, écrit Einstein.

Cette méthode exige au départ des réflexions quelque peu « métaphysiques », et c’est probablement la raison pour laquelle des physiciens conventionnels rechignent à l’adopter, butent sur son aspect « a priori ». En effet, il est courant d’admettre que la science bâtit à partir de celle-ci. Alors, dans quelle mesure la réflexion « a priori » pourra-t-elle faire œuvre scientifique?

Il faut répondre tout d’abord à cela que les grands principes auxquels nous faisons allusion comme base d’une loi unitaire se rattachent naturellement, en définitive, à l’expérience: le principe de conservation de l’énergie, par exemple, résulte bien de l’expérience. Mais, ce que nous entendons, c’est que ce principe est valable non pas seulement  dans l’expérience « de détail » (c’est-à-dire pour un phénomène particulier), mais pour toutes les expériences. Qui ne voit alors que c’est précisément là le vrai chemin « naturel » vers une théorie « unitaire », puisque cette dernière cherche à circonscrire tous les phénomènes?

Ce problème d’une théorie unitaire est, en ce qui me concerne, au centre de mon domaine de recherches.

Nous sommes devant ce problème comme un enfant qui aurait à reconstituer un puzzle géant dont les pièces nous seraient fournies par l’expérience. Nous possédons un certain nombre de pièces, mais d’autres nous manquent: comment reconstituer alors le puzzle complet? C’est naturellement impossible; la seule ressource nous serait d’attendre de longues années que l’expérience nous ait fourni les pièces manquantes.

Une autre méthode est celle qui part, non plus de l’expérience de détail, mais de grands principes généraux de la Nature. En d’autres termes, oublions pour le moment les lois de l’électromagnétisme, de la gravitation, des interactions nucléaires, etc. N’essayons pas de fondre en une seule toutes ces lois, mais cherchons simplement à découvrir s’il existe une grande loi « principielle » de la Nature: celle-ci sera alors, si elle est bien construite, la loi unitaire cherchée. C’est d’elle que découleront ensuite toutes les lois de « détail » de la Nature, en même temps qu’apparaîtront probablement des prévisions nouvelles qui seront un moyen efficace de vérifier la validité des prémisses.

Toute la Relativité Générale est bâtie sur ce mode de la pensée « universel ». Les trois seuls postulats qui vont servir à Einstein pour édifier cette grandiose architecture sont presque « métaphysiques »:

1) Les lois de la Nature, exprimées sous une certaine forme mathématique (forme tensorielle) sont valables pour tous les observateurs;

2) Principe de la simplicité logique aussi grande que possible des lois de la Nature;

3) Principe de la conservation de l’énergie et de l’impulsion, le vieux « Rien ne se crée, rien ne se perd » de Lavoisier.

Et c’est tout. C’est peu, et c’est cependant immense, car avec une telle méthode Einstein atteint cette réalité, valable quel que soit l’observateur, c’est-à-dire qu’elle est indépendante de l’observateur. En d’autres mots, elle est à l’échelle de l’Univers entier, et non du particulier.

Il faudra ensuite relativement peu de choses pour passer des résultats d’Einstein à ce que nous avons appelé le Réel. Einstein avait présenté ses équations comme une égalité entre une partie « géométrique » continue, décrivant le Réel, et une partie « physique », décrivant l’état physique en chaque point. La théorie Quantique semblait interdire que cette description de l’état physique soit continue. Je ne puis ici décrire les travaux qui m’ont amené à établir une théorie unitaire. Je dirai seulement que j’ai recherché la correspondance géométrique (et non pas physique) du point de vue quantique. Cette géométrisation de la Théorie Quantique atteint le Réel et semble faire le pont tant recherché avec la Relativité. Dans cette nouvelle interprétation, les « constantes fondamentales » irréductibles de la physique, symboles de la discontinuité, ne sont plus des caractéristiques propres à la Nature mais propres à l’observateur, aux limitations de sa propre connaissance.

Il est trop tôt pour dire si l’équation que nous avons proposée pour décrire le Réel représente vraiment cette fameuse Grande Loi unique de la Nature. Nous n’avons nullement la prétention de l’affirmer. C’est l’expérience, portant sur les différentes prévisions de la nouvelle théorie, qu’il faudra interroger. Mais, ce qui nous semble certain, c’est que la distinction fondamentale entre le Connu et le Réel (qui n’est en définitive que l’extension de la méthode einsteinienne, laquelle cherche à ne pas faire jouer à l’homme un rôle privilégié) constitue le fil d’Ariane d’une meilleure compréhension de la nature ultime de notre Univers.

 Jean Charon

Revue PLANETE (1961 / 1962)

Amlitiés: Claude Sarfati

Ce qui est merveilleux

Sans vouloir anticiper en rien sur les progrès possibles de cette compréhension, nous pouvons dire cependant que ce qui nous apparaît clairement dans notre étude de l’immense Univers, c’est l’unité et l’harmonie de celui-ci. Unité structurale: Unité de Matière et Esprit: ces deux concepts ne sont également que des aspects différents du même Univers; quand la durée s’écoule, on passe continûment de l’un des aspects vers l’autre. Il ne fait aucun doute que la structure psychique pourra se définir un jour avec la même précision que la structure matérielle (peut-être le psychisme est-il la partie « anti » de notre Univers).

Unité des points de vue ou des « cartes » que l’on peut tracer au sujet de cet Univers; on a vu se concilier les concepts de continu et de discontinu: le premier décrit le Réel, le second exprime la Connaissance de ce Réel par l’intelligence humaine. La même synthèse conciliait les points de vue ondulatoire et corpusculaire, Une théorie unitaire semble possible où les points de vue si importants de la Relativité Générale et de la Théorie Quantique se trouveront également enfin associés. Les théories de Lamarck et de Darwin, on le sait, viennent se rejoindre dans une analyse plus large de l’idée d’évolution. Et qui n’apercevra clairement dans les nouvelles idées exprimées par Teilhard de Chardin, une grande possibilité de concilier les différents points de vue exprimé sur la Philosophie, la Métaphysique et les différentes Religions? Ne voit-on pas apparaître là les premiers fondements d’une science « cosmique » unique, d’une Physique cosmique, d’une Religion cosmique?

Unité enfin de l’Univers entier lui-même qui se présente à nous comme une entité « finie » et qui laisse transparaître, sous-jacente en chaque point, l’Unité de cette grande force de la Nature qui a choisi pour nous et avec nous ce qui constitue notre passé, notre présent et notre avenir.

« Ce qui est extraordinaire dans l’Univers, écrivait Albert Einstein, ce n’est pas tant qu’il soit compréhensible à l’homme, c’est qu’il puisse être compréhensible. » Il voulait dire par là que cet Univers aurait pu être quelque chose d’incohérent. L’intelligence de l’Homme est si efficace qu’elle aurait sans doute quand même pu constater et décrire cette incohérence: mais ce qui est merveilleux, c’est que notre Univers apparaisse au contraire parfaitement cohérent et, en définitive harmonieux.

Nous ne sommes pas très loin de pouvoir tendre la main, au-dessus des siècles, à Pythagore et son école qui avaient cherché à construire une grande synthèse de l’Univers sur la base de Lois-Harmonie. Car qui n’aperçoit cette Harmonie de la Nature, de ses lois, de ses initiatives microscopiques? Celui qui se penche  attentivement sur le miroir de la réalité extérieure distingue avec émerveillement, au-delà de quelques laideurs dont les contingences de l’activité purement humaine sont entachées, la grande, l’immense, la sereine Beauté des choses de la Nature. Celui qui a su découvrir ces merveilles relève la tête, ayant puisé dans le sein de l’Univers une réserve intarissable de confiance et de tolérance.

« Homme, ne crains rien, disait Hugo. La nature sait le grand Secret et sourit. »

Jean Charon

Revue PLANETE (1961 / 1962)

Amitiés: Claude Sarfati

Vers un changement d’état

L’autre dimension de l’Œuvre divine est étrangère aux nôtres mais non pas abstraite puisqu’elle plonge dans les profondeurs du ciel. La seconde humanité, « selon l’esprit », est engendrée comme la première mais non pas par la « poussière » ni par la « semence » terrestre, la « semence » spécifique. Elle naît de la Parole, du Verbe d’En-Haut, de l’Amour et non plus seulement du désir. Ainsi l’Esprit opère par une effusion de ses puissances jusqu’à réaliser le passage du naturel au surnaturel ce qui exige une mutation réelle et concrète de l’ensemble de l’humanité aussi bien qu’une transformation intellectuelle, morale et spirituelle. C’est pourquoi dans « Le Phénomène Spirituel », le P. Teilhard assimile la spiritualisation à un véritable changement d’état cosmique, ce qui exige aussi une métamorphose intégrale de la matière telle que nous pouvons l’observer.

Ainsi, considérant l’immensité unité du Tout, le P. Teilhard en déduit une conséquence très hardie mais logiquement et « économiquement » nécessaire, à savoir que la Morale représente l’aboutissement supérieur de la Mécanique et de la Biologie, le Monde se construisant finalement par des puissances morales et la Morale ayant pour fonction essentielle d’achever la construction du Monde, de l’Edifier.

Cette conception teilhardienne dépasse de beaucoup les limites étroites de l’intérêt de l’individu et de la société en fonction desquels, jusqu’à présent, a été comprise la valeur morale. Le P. Teilhard n’hésite pas à opposer la morale du mouvement de spiritualisation à la morale classique de l’équilibre de systèmes soucieux de se maintenir par une limitation arbitraire de l’énergie vivante. Il y a là les fondements d’une dialectique et d’une éthique qui peuvent changer la plupart de nos jugements et nos échelles de valeur. Quels qu’en soient les dangers ils ne sauraient être plus graves que ceux qu’implique actuellement la sclérose évidente du processus de spiritualisation de l’humanité.

Source: Les deux clés de Teilhard de Chardin par Thomas Thibert

Revue PLANETE  OCT/ NOV 1961